Histoire sur le vibrato du saxophone Interview de Marcel Mule par Claude Delangle

J’aime beaucoup vous rendre cette petite visite quasi annuelle, mais si aujourd’hui je prends quelques notes, c’est parce que les étudiants du Conservatoire me l’ont demandé. Ils m’ont dit : « Vous connaissez bien Marcel MULE, pas nous !». Mon but est de transmettre ici un héritage. Vous m’avez souvent parlé des événements qui vous ont conduit à employer le vibrato au saxophone. Pourriez-vous ici les rappeler de manière chronologique ?

Histoire sur le vibrato du saxophone
Interview de Marcel Mule par Claude Delangle

Claude Delangle : J’aime beaucoup vous rendre cette petite visite quasi annuelle, mais si aujourd’hui je prends quelques notes, c’est parce que les étudiants du Conservatoire me l’ont demandé. Ils m’ont dit : « Vous connaissez bien Marcel MULE, pas nous !». Mon but est de transmettre ici un héritage.
Vous m’avez souvent parlé des événements qui vous ont conduit à employer le vibrato au saxophone. Pourriez-vous ici les rappeler de manière chronologique ?
Marcel Mule : Tout commence par le jazz parce que dans les années20-21, lorsque je suis arrivé à Paris, j’ai entendu des orchestres de jazz. J’ai été très surpris et même scandalisé de découvrir des saxophonistes un peu bizarres, des sons de chèvre, une espèce de vibration. Je me rappelle d’un grand diable qui était aux Folies Bergères et qui ne devait pas savoir vraiment les notes, il soufflait dans un soprano, c’était énorme. J’étais un peu scandalisé. Mais d’un autre côté, il a fallu que je me mette un peu au jazz car c’était un revenu intéressant et comme j’étais militaire à ce moment-là, cela apportait un peu de bien être à ma condition. C’est comme cela que j’ai été entraîné petit à petit à appartenir à des orchestres de jazz, pour des remplacements ; je faisais un peu de tout. Mais je n’ai jamais abandonné le fond de la sonorité que j’avais et qui m’avait été inculqué par mon père qui était un très bon saxophoniste de l’ancienne école. Il était très artiste, grand musicien et il jouait très bien de cet instrument. J’avais donc bénéficié des premiers principes qu’il m’avait communiqués.
Entre 13 et 20 ans je n’ai pas fait de musique ou seulement en amateur car mon père voulait que je sois instituteur. Je suis devenu instituteur pendant 7 mois et je suis venu à Paris faire le service militaire, à cette époque-là, j’ai pu choisir un régiment où il y avait une musique militaire. Etant à la musique, j’ai côtoyé les camarades du Conservatoire, où il n’y avait pas de classe de saxophone évidemment. Il y avait certains musiciens qui étaient très bons et je me suis mis à faire de l’orchestre ; ce fût laborieux car il fallait être entièrement libre. Je ne faisais que des interventions de place en place mais je m’étais forgé une sonorité pour les orchestres de jazz avec mon outillage de cette époque-là. Petit à petit j’ai réussi à trouver le vibrato ondulé qui plaisait beaucoup dans le jazz. J’étais catalogué comme un excellent instrumentiste de jazz ; les chorus étaient assez limités j’en faisais mais je n’étais pas le roi des chorus, cela ne me plaisait pas tellement. Par contre je faisais un certain effet avec la sonorité que j’avais acquise et au bout de deux ou trois ans, j’étais déjà entré à la Garde ; j’appartenais à l’orchestre du « Ritz ». C’était un noir qui dirigeait. Il m’avait tout de suite accepté et me considérait comme un élément remarquable ; il était aux petits soins pour moi. Je lui plaisais beaucoup et j’ai amélioré cette sonorité. A ce moment-là on jouait des choses mélodiques, il y avait un auteur américain Irving Berlin, des Boston, des slows, que l’on appelait des blues. On avait l’occasion de montrer des sonorités et j’étais coté dans ce milieu. Je continuais à jouer à la Garde sans aucune ondulation dans le son.

C. D. : On ne vous l’aurait pas permis ?
M. M. : Si, peut-être, mais je n’ai pas essayé, l’occasion ne s’est pas présentée. Je suis entré à la Garde en 1923, j’ai été soliste presque tout de suite puisque j’ai remplacé François Combelle qui était le père d’Alix Combelle. J’étais reçu chez lui et c’est lui qui m’avait conseillé d’entrer à la Garde. J’ai passé le concours et ma réussite fut une surprise car personne ne me connaissait. Alors j’étais bien jugé comme un soliste intéressant, je dirais même presque remarquable, on disait que je jouais parfaitement, toutes mes interventions étaient approuvées. Les années ont passées mais à la Garde, je ne changeais rien du tout. Je jouais à l’Opéra-Comique, à ce moment-là il n’y avait guère que Werther, au moins une fois par mois, peut-être davantage. Je faisais aussi des interventions dans les orchestres, Colonne, Padeloup, Lamoureux, Société des concerts, un peu partout. J’étais un peu le saxophone officiel en dehors du jazz mais jouant d’une autre façon c’était tout à fait autre chose, sans vibrato.
En 1928, il y eu à l’Opéra-Comique un ballet écrit par un bon musicien, pianiste, qui me connaissait comme saxophoniste de jazz. Il y avait des « fox trot », un blues et d’autres danses dont j’ai oublié le nom et qui étaient en vogue à l’époque. Dans le blues, il avait écrit une phrase en dehors, très expressive au saxophone. J’ai tout de suite jugé de quoi il s’agissait, je le connaissais, mais malgré tout je n’avais pas eu l’occasion d’en parler avec lui. A la répétition je joue comme d’habitude, comme si j’avais joué Werther, pas autrement.
Alors il me dit : «j’ai écrit très expressif, ce qui veut dire avec vibrato».
Je lui dis «mais ici on n’est pas habitué à jouer de cette façon-là, c’est un orchestre symphonique, pas un «orchestre de jazz».
– «Cela ne fait rien, jouez comme vous avez l’habitude dans le jazz».
– «bon mais vous l’aurez voulu» et je croyais que cela allait faire un scandale».
Et j’ai joué cette phrase, en me modérant quand même, et cela lui a plu. Les musiciens ont été impressionnés, j’entendais des réflexions bienveillantes. Certains croyaient que c’était un nouveau qui arrivait. Ce n’était pas le même bonhomme qui jouait ! Moi qui craignais le scandale, cela a été un succès. Et les collègues de la Garde qui étaient derrière moi m’ont dit :
« Tu devrais jouer comme cela à la Garde ».
Mais je leur ai dit que cela était impossible, ce n’était pas le même genre de musique. Mais cela m’a fait réfléchir et, le modérant, progressivement, j’ai utilisé le vibrato ailleurs. Il y a eu le «Boléro» de Ravel joué comme cela.

C. D. : Et dans le «Vieux Château»
M. M. : Non, le «Vieux Château» je l’ai joué avec plusieurs chefs d’orchestre sans vibrato, ce n’est qu’à la fin que je l’ai joué avec vibrato.
Alors petit à petit je m’y suis mis à la Garde et ce fut un enthousiasme total. J’ai changé complètement ma façon de jouer du point de vue expressif, je croyais donner de l’expression mais je n’étais pas très convaincu. Parce qu’il faut noter qu’à ce moment-là vous aviez des flûtistes comme Moïse et d’autres qui jouaient de manière classique.

C. D. : Est ce que les cornistes vibraient ?
M. M. : A l’Opéra Devemy et Vialet vibraient aussi.

C. D. : Chez eux ce n’était pas l’influence du jazz ?
M. M. : Pas du tout. C’était le besoin d’expression. Il y avait des hautboïstes qui vibraient. Nous en avions un à la Garde, dont le son était parfaitement ondulé c’était très joli, un autre à l’orchestre Lamoureux mais enfin la plupart des hautboïstes jouaient encore le son droit donnant toute leur passion, si je peux dire, dans leur interprétation et du point de vue émotif lui-même se rapprochant des cordes.
Alors il y avait encore beaucoup de travail à faire en ce qui me concernait. Mais enfin j’ai réussi un jour à m’imposer comme cela. On m’a considéré comme l’un des plus grands solistes de tout Paris, dès que j’intervenais c’était formidable, c’était curieux. Il s’était passé cette transformation, un total changement ; je considère que ce fut une formidable évolution. Et ce qui est curieux, c’est que ce ballet, une suite de danses à l’Opéra-Comique, s’intitulait «Evolution» !
Et pendant des années j’ai analysé cela et j’ai eu énormément de lettres de musiciens qui voulaient jouer comme je jouais et j’étais bien obligé de leur expliquer.

C. D. : Et comment leur expliquiez-vous ?
M. M. : J’ai découvert que ce que je faisais correspondait à une certaine vitesse, que j’ai codifiée, si je peux dire, et je leur ai conseillé de travailler sur des notes tenues bien sûr et de l’appliquer ensuite à des phrases, notamment dans les études de Ferling qui ont été un merveilleux instrument d’expression et qui doivent le rester car ce sont des formules relativement simples mais qui peuvent préparer à n’importe quel e sorte de phrasé. Et je me suis aperçu qu’en faisant travailler cela, j’ai appris moi-même. J’ai appris beaucoup avec les élèves.
J’ai situé cela avec autorité, en étant sûr de ce que je faisais, en l’imposant à des élèves tout prêts à se laisser convaincre; ils étaient de mon avis. A la Garde aussi, il y en avait quelques-uns qui n’étaient pas très convaincus lorsque j’ai imposé cela, mais la plupart approuvaient. Et j’étais considéré comme le grand soliste de Paris, simplement à cause de cela ! Le saxophone a été révélé grâce à cela.
J’imposais une chose que je continuerais à imposer si j’enseignais encore, que la vitesse normale correcte se situe autour de 300 ondulations à la minute. Considérant que le vibrato est fait d’une note haute et d’une note un peu plus basse, il faut donc baisser un peu, pas trop, et à une certaine cadence. Je faisais faire une note sans vibrato, et ensuite une note plus basse avec le même doigté la même embouchure. Et puis je faisais accélérer et il se produisait une ondulation pour le travail à 300 ondulations par minute. C’est cela le départ du travail, sans être prisonnier au point de toujours compter.
Mais en mettant son métronome à 75, cela fait quatre vibrations par battement. Si on le met à 100 cela en fait trois, si on le met à 150 cela en fait deux. Si on le met à 60 c’est un peu plus difficile cela en fait cinq. Mais on y arrive très bien. Je leur conseillais de faire ce travail et de l’appliquer ensuite à des lignes mélodiques et de contrôler toujours la vitesse, qu’elle ne soit pas excessive ni dans un sens ni dans l’autre et ne pas descendre en-dessous surtout car c’est le «oua-oua» que l’on entend quelquefois chez certains instrumentistes et chez certains chanteurs notamment dans les voix de basse.
J’ai connu des instrumentistes, en particulier un flûtiste qui jouait merveilleusement de la flûte, d’une façon très souple, et un jour il a été surpris qu’on travaille le vibrato au métronome. C’est vrai, pourquoi au métronome, cela paraît aberrant ! J’imposais une vitesse et je me suis trouvé devant des cas particuliers au Conservatoire : un élève qui jouait pas mal du tout mais avait à mon avis un vibrato trop serré, et j’avais un mal fou à le faire passer à la vitesse inférieure. Quand il y réussissait c’était magnifique et dans ce cas-là je prenais toujours les élèves à témoin : « c’est bien : pourquoi ?»
C’était mon point de vue et en somme je n’ai pas changé puisque l’expérience m’a prouvé que c’était le succès. A partir de cela l’instrument a été reconnu par beaucoup. Alors pourquoi est-ce que c’est moi qui ai apporté cela ?
Etant soliste à la Garde, lorsque l’on voulait un soliste dans un orchestre c’était moi que l’on venait chercher et j’ai imposé cela. Le mérite que j’ai eu c’est peut-être de l’avoir analysé. J’ai connu et je connais encore beaucoup de gens qui avaient des sonorités remarquables mais qui ne savaient pas ce qu’ils faisaient, ils étaient incapables de chiffrer ce qu’ils faisaient. Ils n’y avaient pas pensé. Par contre j’ai lu sur une méthode de ma petite fille violoniste, Nathalie, il y a déjà des années, que le travail du vibrato est codifié.
Quant à la vitesse, cela varie un petit peu, mais enfin pas tellement. Voilà quelle est l’histoire, ce qui a fait le succès de l’instrument, son éloquence, que ce soit une voix !
La première fois que j’ai joué le Concertino d’Ibert, c’était à la Radio, avec un chef d’orchestre qui dirigeait l’orchestre Pasdeloup, René Bâton. Il m’avait dit : « c’est curieux ont dirait une voix de femme, une voix de soprano ».
Il l’avait entendu comme cela et cela me faisait plaisir car c’est ce que je cherchais. J’ai eu la chance de pouvoir contrôler et de ne pas me tromper.

C. D. : Ce fut l’approbation générale
M. M. : L’approbation générale. C’était un succès incroyable ! Parmi les compositeurs : Darius Milhaud – j’ai joué beaucoup avec lui – Jacques Ibert il a utilisé le Larghetto, un jour pour commencer une séquence de film. Il a fallu prendre mille précautions, il voulait une certaine teinte et une ondulation bien entendu. Je joue donc cela plusieurs fois et je sentais qu’il cherchait un timbre.
Enfin on y est arrivé. C’était magnifique et il me dit : « Qu’est-ce que vous voulez, cela m’émeut », je m’en souviendrai toujours. C’est comme cela qu’il concevait l’instrument. Dans le « Chevalier Errant », il a donné une part très importante à l’instrument avec une phrase très expressive, deux brins de cadence très éloquents aussi. La première fois que l’on a joué cela à l’Opéra, après l’annonce du compositeur, un collègue a ajouté «… et les soli au saxophone ont été faits par Marcel Mule ! ». C’est pour vous dire l’importance que cela avait.
Le même soir le violon solo de l’époque, Henry Merckel est venu me féliciter. C’est pour vous dire l’approbation que je rencontrais.
D’autres, comme à l’Orchestre National j’avais joué le hautbois solo, avaient dit : «alors vous nous donnez une leçon aujourd’hui ?» C’est pour vous dire l’impact que cet instrument avait ! Cela a dépassé les frontières c’était inévitable : j’ai joué en Suisse, en Allemagne juste avant la guerre, en Angleterre, en Hollande… je voudrais revenir sur l’histoire de Jacques Ibert, avec Sigurd Rascher. Quelqu’un a écrit dans la revue de l’ASSAFRA faisant croire que j’étais jaloux de Sigurd Rascher. Comme si je pouvais être jaloux de lui ! je ne me suis pas permis de leur dire que c’était une erreur. Justement il m’a demandé de mes nouvelles il n’y a pas longtemps, j’avais fait un jury avec lui à Genève en 1970 où l’on avait eu une petite explication. Mais je ne suis pas jaloux de lui, ni lui de moi.
Il a épaté Ibert avec ses suraigus. J’ai fait sa connaissance, en 1932, à une audition à la société russe. On jouait le Quatuor de Glazounov, il s’est présenté, il était professeur à Copenhague à ce moment-là : «je joue du saxophone sur quatre octaves !». J’ai eu l’occasion de l’entendre après et j’ai compris… Jacques Ibert a été très épaté. Jacques Ibert avait été épaté par le suraigu mais il en est revenu. Il est venu me vois un jour et m’a dit qu’il avait écrit un concerto. J’ai entendu le premier mouvement Larghetto et lui ai dit : « vous grimpez assez haut, ce n’est pas mon rayon pour l’instant ». Il me dit « mais je n’y tiens pas ». J’ai joué le Larghetto comme cela et j’ai déclaré à Genève que Jacques Ibert le préférait comme cela.

C.D. : Comment avez-vous appris à jouer du saxophone ?
M. M. : Je n’ai pas appris le saxophone tout seul. J’ai eu une influence considérable. Le saxophone, je l’ai appris avec mon père, il m’a donné les bons premiers principes. Il avait un certain sens artistique : il m’a fait chanter sur l’instrument mais chanter sans expression. C’était une expression contenue, on l’avait en soi mais ce n’était pas les autres qui en profitaient, c’est ça la différence. Tandis que là, avec le vibrato, tout le monde en profite, seulement il faut le manier avec élégance et un dosage sérieux. Il faut savoir où l’on va.

C. D. : Quel enseignement votre père avait-il reçu ?
M. M. : il côtoyait des gens à la musique militaire, c’est tout. Des professeurs de quartier lui avaient montré le début, puis il s’était perfectionné tout seul.

C. D. : D’autres personnes vous ont elles appris à jouer le saxophone ?
M. M. : Non, mais j’ai fait du violon dès l’âge de 9 ans et mon professeur de province m’a bien débuté.
Quand je suis venu à Paris j’ai eu la chance de travailler avec un très grand violoniste qui m’a fait découvrir pas mal de choses du point de vue de l’interprétation.

C. D. : Et vous avez ensuite reporté votre technique sur le saxophone.
M. M. : J’étais tenté d’en faire autant avec le saxophone évidemment. Je jouais du violon avec le plus de chaleur possible, mais pas le saxophone, on considérait que cela n’allait pas. Mais par contre, quand j’entendais le hautboïste dont je parlais tout à l’heure, j’étais émerveillé de sa sonorité

C. D. : On jouait le saxophone sans vibrer mais les hautboïstes et flûtistes vibraient-ils ?
M. M. : Il n’y avait que deux ou trois hautboïstes qui vibraient : avant Moïse, Philippe Gaubert, un très grand flûtiste, avait une sonorité très chaleureuse mais ne vibrait pas. J’ai connu beaucoup de flûtistes comme cela qui jouaient remarquablement de la flûte. Lavaillote à l’Opéra avait une sonorité agréable, mais ce n’était pas la même émotion que certains autres que l’on a entendu vers 1925, par exemple : Cortet, Crunelle et d’autres comme Dufresne à l’Orchestre National.
Il y avait des instrumentistes très expressifs et d’autres qui essayaient, notamment un cor anglais qui faisait mal au ventre !

C. D. : une méthode de saxophone parle du vibrato avec le genou…
M. M. : C’était Viard, l’un de mes concurrents de l’époque, il faisait beaucoup parler de lui, c’est un saxophoniste d’occasion, il jouait avec le genou. Quand il jouait du soprano c’était très compliqué : il jouait le soprano calé sur l’alto !
Mais il avait une certaine cote. Il a joué un jour la Rapsodie de Debussy, ce n’a pas été un gros succès !
J’avais négligé tout cela pendant longtemps… Il venait aux concerts STRARAM.
C’était une association qui avait été fondée par un chef de chant de l’opéra qui s’appelais Straram. Il s’était payé un orchestre en épousant une femme extrêmement riche. Cela lui avait permis de sortir de l’ombre comme chef d’orchestre. Il avait recruté les meilleurs éléments de Paris pour les regrouper dans son orchestre. C’est d’ailleurs ce que Münch a fait par la suite.
Il y avait Viard mais son activité de soliste n’a pas été un succès. J’ai repris cela mais j’ai laissé tomber. Je faisais tellement de films à ce moment-là et je faisais des concerts avec le quatuor. Je jouais un peu partout.

C.D. : Laquelle de vos activités vous paraît aujourd’hui avoir été la plus importante ?
M. M. : C’est l ‘enseignement au Conservatoire qui a donné un essor considérable à l’instrument. Bichon m’a dit qu’il y avait cent cinquante professeurs de saxophone en France aujourd’hui !

C. D. : Parlez-nous du quatuor.
M. M. : Le Quatuor a été créé en 1929 à l’initiative de Georges Chauvet, qui a été très précieux dans la fondation et dans la durée de ce groupement. Il en a été le secrétaire et a accompli un travail gigantesque – jusqu’aux copies de transcriptions – il avait pris cela vraiment à cœur. Il jouait le baryton. Au départ, quand on en avait parlé ensemble, il avait dit «on aura bien l’occasion de jouer ensemble», et quand il a vu l’essor que cela prenait, que cela devenait sérieux, il a marché à fond.
Le quatuor a subi des transformations. Nous n’apprécions pas tout à fait comme on aurait voulu l’un des éléments de la Garde, il y avait insuffisance ! On s’en est séparé et un autre a quitté par solidarité. Il y a eu une scission. On a eu deux autres éléments : l’un dénommé Lhomme était à la Garde et Paul Romby. Romby était entré à la Garde en 1934 mais cela ne lui convenait pas tellement. Il avait un métier assez bizarre. Il a marché à fond avec le quatuor. On a fait des tournées en nombre limité car on appartenait à la Garde raisons j’ai voulu quitter la Garde, Romby m’a suivi, Chauvet est parti car il avait l’âge de la retraite et on a remplacé Lhomme par Charron. Et on a appelé cela le «Quatuor de Saxophones de Paris». Avant Gourdet, il y eut Bauchy et Josse.
Ensuite il y a eu beaucoup de changements. Gourdet est venu; il présentait presque tous les concerts, c’était un remarquable conférencier, et on a changé de nom pour «Quatuor Marcel Mule».
Le quatuor a rendu un service énorme au saxophone. Quand on se permettait de jouer un quatuor de Mozart par exemple, le «quatuor des Dissonances», c’était presque de l’inconscience mais il n’y avait rien à jouer. Et alors on était jugé là-dessus ! Ensuite il y a eu un peu de répertoire mais on avait davantage de succès en jouant Mozart.
On a joué en Italie partout en tournée. Evidemment on n’avait pas de répertoire, juste celui de Glazounov ce n’était pas très réjouissant. Enfin on s’en sortait. On a eu quelques petites pièces, de Pierné, Absil, Jean Rivier, Pierre Vellones et d’autres : il y avait un répertoire limité.
Dans ce temps-là, il y avait encore des compositeurs, de très bons musiciens et ils écrivaient très bien. On pouvait les jouer et ils étaient acceptés par le public. Tandis que maintenant…

C. D. : J’ai un enregistrement du «Boléro » dirigé par Ravel, y étiez-vous ?
M. M. : J’ai joué avec Ravel en concert mais je n’ai pas le souvenir d’avoir joué avec lui pour un enregistrement. J’ai joué la première audition du Boléro à l’Opéra pour les ballets Ida Rubinstein sous la direction de Straram, c’était en 1929 je crois.

C. D. : Ravel appréciait-il particulièrement le saxophone ?
M. M. : Beaucoup. Mais on ne pouvait pas avoir de contact avec lui, il ne disait rien, c’était un homme assez secret, mais il nous estimait

C.D. : Avait-il entendu le Quatuor ?
M. M. : Oui, j’avais arrangé des chansons de lui, des mélodies pour attirer son attention. Il les avait entendues et avait décidé d’écrire quelque chose mais il est tombé malade. Mais personne n’avait jamais de contact avec lui. Il montait sur l’estrade mais cela ne l’amusait pas.

C. D. : Il était très exigeant sur le tempo. Il était allé voir Toscanini dans sa loge pour lui dire : «Monsieur, votre tempo est tout à fait erroné».
M. M. : Ah oui, Toscanini faisait rarement des erreurs mais là il s’est trompé. Il a voulu «interpréter» cela.
Il faisait des accelerando. Ce n’était pas ce qu’il fallait. Le ballet présentait un danseur qui évoluait sur la scène. A chaque nouvelle intervention d’un instrument, un nouveau danseur entrait et cela finissait par une foule énorme sur la scène de l’Opéra. C’était impressionnant.

C. D. : Avez-vous joué avec lui sa version des «Tableaux d’une exposition» ?
M. M. : Non, j’ai joué cela vers 1925 avec un chef d’orchestre qui s’appelait Emile Cooper, puis Monteux qui jouait cela un peu vite à mon gré.

C. D. : Si vous le voulez bien, parlons un peu du matériel avec lequel vous avez joué. Dans les années 1925-1930, quels étaient vos becs ?
M. M. : Les anciens becs, à grosse perce et des anches plutôt résistantes avec des tables peu ouvertes. C’étaient des becs fournis par les marchands d’instrument, même Selmer. Après ils ont changé, ils ont vendu des becs avec des petites perces, des becs métal.

C. D. : Ces becs étaient-ils en ébonite ou en bois ?
M. M. : En bois, ensuite on a eu les becs en ébonite chez Selmer, puis ils ont créé le bec en métal que j’ai joué très longtemps. Je jouais l’instrument Selmer en 1923. Après j’ai joué le Couesnon vers 1928.
L’essayeur de chez Couesnon est tombé malade, c’était Mayeur, clarinettiste qui jouait du saxophone à l’Opéra pour les ballets. Alors j’ai été engagé par Couesnon pour remplacer, et comme l’instrument n’était pas au point, j’ai continué à jouer l’instrument Selmer pendant un moment mais le directeur m’a demandé de faire un modèle que je puisse jouer. On a refait toute la fabrication mais ce n’était pas facile car on rencontre toujours des obstacles quand on veut faire du nouveau dans une maison.
Ils en vendaient pas mal déjà. Le contremaître était un peu saxophoniste, un peu clarinettiste. Ce n’était pas facile de faire des essais. Au bout d’un an on a sorti tout de même un alto qui a eu du succès et que j’ai joué pendant 18 ans, jusqu’en 1948. Ensuite, je suis allé chez Selmer

C. D. : Vous avez quitté Couesnon pour quelle raison ?
M. M.: Je n’étais pas très satisfait de ce que faisait Couesnon à ce moment-là j’avais des propositions de Selmer plus intéressantes, il y avait des perspectives, je me suis tourné vers le côté où cela marchait le mieux.

C. D. : Comment cela se passait-il chez Selmer ?
M. M. : Cela a été laborieux aussi. Nous avions affaire à un directeur d’usine à Mantes, Lefèvre (son fils l’a remplacé). Ce M. Lefèvre, très compétent, n’aimait pas les transformations et pourtant il fallait faire des progrès pour maintenir la production. On a quand même fait des transformations petit à petit.
La maison Selmer s’est développée considérablement. C’est une affaire très bien menée. Il y a eu des progrès c’est indéniable mais ce n’est pas tous ceux que j’aurais voulu. Il y a eu Nouaux ensuite qui a pu obtenir quelques améliorations. C’est un domaine dans lequel on doit toujours mieux faire.

C. D. : Et au conservatoire, les élèves vous donnaient-ils du souci ?
M. M. : Je n’ai pas eu de problème. Je ne me rappelle pas avoir eu de gens qui ne travaillaient pas. J’attachais énormément d’importance à la sonorité.
C’est vrai pour tous les instruments, pour les voix. Ces 300 ondulations à la minute, je les contrôle à chaque fois que j’entends une belle voix.
Beaucoup de femmes chantent merveilleusement, plus que d’hommes. Il y a des voix de femmes extraordinaires. Vous prenez deux musiciens : l’un a le son comme je le conçois et l’autre a les défauts dont je parle souvent ; vous faites entendre les deux à n’importe qui et vous faites choisir.
Je parie que c’est le premier qui sera choisi, c’est humain. C’est une satisfaction naturelle de l’oreille.
Comme je l’ai dit à Cap lors d’un échange de vue avec Londeix : moi je considère que c’est une « jouissance auditive», peut-être plus importante que la jouissance visuelle.
Lorsqu’on est devant un très beau paysage ou devant un tableau merveilleux, on a un choc. Mais je n’ai pas la même satisfaction physique que celle que me procure une voix ou un instrument dont la sonorité est vraiment émouvante.
Les flûtistes c’est la même chose, on en entend de remarquables. On a eu des cornistes remarquables en France mais on a décrété que le vibrato était d’un romantisme périmé. Je l’ai entendu dire à la radio. Des sonorités de cor m’étaient resté dans l’oreille, de Thevet par exemple. A l’origine il y avait Devemy qui a déclenché l’émotion dans le cor et il a formé beaucoup d’élèves.

C. D. : C’est vrai, maintenant aucun corniste ne vibre.
Les hautboïstes, flûtistes et bassonistes vibrent, les clarinettistes pas du tout ou très peu, les trompettistes très peu, les cornistes pas du tout. A votre avis, est-ce lié aux modes, aux habitudes, au goût ?

M. M. : C’est lié à l’enseignement surtout. Je me rappelle que dans ma classe, les élèves avaient à peu près tous le même son.
C. D. : Donniez- vous beaucoup d’exemples
M. M. : Oui bien sûr, et je leur montrais souvent comment je jouais avant. Cela les faisait rire et ils
avaient raison !

C. D. : Donniez- vous de longs exemples
M. M. : Non, c’était dans le détail surtout.

C. D. : Rencontriez-vous de gros défauts de technique de base chez certains élèves ?
M. M. : Non, je ne rencontrais pas de problème avec les étudiants formés par mes anciens élèves devenus eux-mêmes professeurs. J’avais déjà la chance d’être secondé. J’ai eu votre ancien professeur M. Bichon qui est remarquable, vous avez été l’un de ses premiers élèves. Il a fait un énorme travail dans la région Rhône-Alpes, il s’est beaucoup occupé de ses élèves.

C. D. : Quelles sont les personnalités qui ont marqué votre carrière ?
M. M.: Toscanini, c’était un personnage. Je n’ai jamais joué avec lui mais je l’ai vu diriger. C’était spécial, avec la rigueur il obtenait le maximum. Il exigeait exactement ce qu’il avait sous les yeux, si on peut dire puisqu’il était presqu’aveugle. Il y avait une limpidité, une clarté dans ses exécutions que les autres ne pouvaient pas obtenir et on se demande pourquoi. C’est un mystère. Il avait une très grande volonté. Il y en a beaucoup qui disaient : «avec lui on ne joue pas comme avec les autres». Il était très exigeant. Il avait une influence énorme.

C. D. : En 1989, lorsque nous avons fait des recherches sur votre enseignement au Conservatoire, nous nous sommes aperçus que Claude Delvincourt avait été un personnage très important de la vie musicale française.
M. M. : Et comment ! Surtout pour nous, car c’est grâce à lui puisqu’il y a eu une classe de saxophone. Il était directeur du Conservatoire de Versailles et j’allais tous les ans au jury de la classe de saxophones, du temps de Marcel Josse et il disait « quand va-t-on créer une classe de saxophones à Paris ? ». A ce moment-là, c’était Rabaud le directeur à Paris ; il appréciait beaucoup ce qu’on faisait au saxophone et disait que «si on avait les crédits on pourrait créer cette classe tout de suite ». Mais il n’a pas su la faire. Quand Delvincourt a été directeur, j’ai demandé rendez-vous deux mois après et il m’a dit tout de suite « je sais pourquoi vous venez, rassurez-vous c’est la première chose que je fais. » Et il a tenu parole, il a créé la classe de saxophone, et d’autres
classes, comme la classe de percussion. Il était bien vu dans les sphères politiques ; c’était pendant la guerre et il a pu bénéficier des services de Cortot qui a été ministre des Beaux-Arts du Gouvernement Pétain – ce qu’on lui reprochait bien entendu – mais il a fait beaucoup de bien étant donné sa personnalité ; il a imposé beaucoup de ses points de vue de musicien.
J’étais allé le voir pour cela ; j’avais souvent joué avec lui, notamment une fois la rhapsodie de Delannoy avec Fournier au violoncelle. Il avait pris cela à cœur et on avait travaillé sérieusement c’était intéressant. Il dirigeait de temps en temps l’Orchestre Symphonique de Paris, donc je le connaissais bien.
On m’avait conseillé d’aller le voir pour la classe de saxophone, je ne serais pas surpris qu’il ait aidé à sa création. De même pour la classe de percussion ; Passerone, professeur de percussions, était allé le voir. La présence de Cortot n’a pas été négligeable mais c’est Delvincourt qui a soumis ce projet de création.

C. D. : Claude Delvincourt était quelqu’un de très entreprenant.
M.M.: Oui, on disait qu’il avait une idée par jour ! C’était peut-être vrai mais il n’avait personne pour mettre de l’ordre dans ses idées. Il n’a pas été secondé comme il aurait dû l’être. C’était un homme remarquable, très agréable et très généreux.

C. D. : En créant l’Orchestre des Cadets du Conservatoire, il a protégé beaucoup de jeunes.
M. M. : Il a manœuvré magnifiquement. L’Orchestre des cadets permettait d’éviter le départ pour le Service du Travail Obligatoire (S. T.O.). C’était un homme très accessible qui connaissait tous les élèves. En ce qui nous concerne, cela a été un grand bienfaiteur.

C. D. : C’était un très bon musicien, ses petites pièces viennent d’être rééditées chez Leduc.
M. M. : Il avait écrit «Palmyre» pour orchestre avec un saxophone et j’avais l’occasion de le rencontrer souvent. Il avait écrit un opéra
«Lucifer » avec un grand solo de saxophone, il aimait bien cet instrument.

C. D. : Connaissiez-vous bien les autres professeurs ?
M. M. : Non, en dehors des professeurs d’instruments à vent avec lesquels je me retrouvais dans les orchestres, comme Crunel, Devemy, Benvenutti.

C. D. : Combien d’élèves aviez-vous dans la classe ?
M. M. : Une douzaine comme aujourd’hui, cela n’a pas changé. Il y en avait quelquefois plus. On passait toujours une heure avec chacun. Il faut bien ça.

C. D. : Madame Mule, est-ce que M.Mule, qui est quelqu’un de très calme, vous faisait partager les
moments difficile ?
Mme Mule : Non, nous avions des enfants jeunes, c’est un homme très serein.

M. M. : Je tenais à ce qu’ils connaissent la musique. Je les faisais travailler, ce n’était pas toujours facile. Ils ont appris le piano puis ont fait la carrière que l’on sait.